"Mon projet arrive lourd sur vous, vous êtes pas prêts !" Il y a les expressions grillées du rap, dont on vous offre un lexique ici, et puis il y a le mot “projet”, utilisé à toutes les sauces mais derrière lequel se cache un vrai bouleversement. Surexploité, il verbalise – faute de mieux – la nouvelle relation des auditeurs avec la musique, surtout dans cette ère de surproductivité du rap.
Le 10 novembre 2017, dans l’épisode « Rap US: la mode des albums communs » de l’excellent podcast NoFun, les auditeurs ont pu entendre 47 fois le mot “projet” en 30 minutes d’émission (générique et outro non compris). Ce qui correspond à 1,5 fois par minute, ou une fois toutes les 38 secondes. A ce petit jeu, c’est l’animateur qui remporte la palme : le non moins excellent Mehdi Maïzi nous a balancé le mot projet à la figure dès la 11e seconde au micro pour le répéter au total 29 fois sur un peu plus de 8 minutes de temps de parole. Soit en moyenne : une fois toutes les 17 (!) secondes.
« Ah ouais, c’est beaucoup quand même. » réagit l’intéressé avec le sourire. Mais Mehdi Maïzi n’est pas le seul : pas un jour sans une nouvelle annonce d’un “projet” qui « arrive lourd sur nous » pour lequel nous ne sommes évidemment “pas prêts”, de la bouche d’un rappeur, d’un beatmaker, d’un boss de label, d’un journaliste ou d’un auditeur. Mais pourquoi nous marteler ce mot tout droit sorti du vocabulaire macronien et des salles ternes de formations en management quand on parle rap musique ? Réponse en trois hypothèses.
Si l’on part de la définition du Robert, un projet est « l’image d’une situation, d’un état que l’on pense atteindre. Faire des projets au lieu d’agir. ‘Et le chemin est long du projet à la chose ». L’approche étymologique évoque littéralement « ce qu’on jette en avant, une idée qu’on met en oeuvre dans un avenir plus ou moins proche ». En résumé: ce qui est prévu, pas ce qui est déjà concrétisé. Pourtant, une fois sortis, ces “projets” gardent la même appellation, comme le prouve cette petite bio de Sopico sur Genius.
OK, on n’est pas prêts mais il arrive quand ce projet?
Ce qui nous amène logiquement à l’hypothèse numéro 1 : le monde du rap a-t-il adopté le terme “projets” parce qu’on ne sait jamais si ceux-ci verront bel et bien le jour, ni surtout quand ? Ce serait un peu trop facile.
« Qu’est ce qu’on pourrait dire d’autre ? »  réagit Mike Toch, à la tête du label A.R.E Music.
« Isha par exemple, je l’ai gardé en studio pendant deux ans sans savoir ce qu’on allait sortir. Il a dû faire 100 titres et on a dû en jeter 80 avant de trouver la direction artistique. Et c’est seulement quand ça c’est clarifié qu’on a réfléchi à la manière dont allait le sortir, à quelle formule on allait utiliser. Avant, tu surfais sur un album pendant plusieurs années.
Aujourd’hui, c’est l’inverse : tu dois être hyper-productif et sortir tout le temps des choses, tu ne peux plus construire ta carrière sur quelques moments-clés. On ne se dit plus : « On va mettre tous les efforts dans l’album ». Je me souviens, avec Ultime Team (groupe dont il a fait partie au début des années 2000, ndlr), notre grand objectif, c’était de sortir un album. Et puis on s’est cassé la gueule, en partie parce qu’on ne voyait pas ce qu’on pouvait faire après ça. »
Rappeur à tout faire
Qui dit “projet” en 2018, dit aussi Project Manager ou chef de projet. C’est à dire, si l’on en croit Wikipedia, « la personne chargée de mener un projet et de gérer son bon déroulement. De manière générale, il anime une équipe pendant la durée du ou des divers projets dont il a la charge. »
Ce qui nous amène à l’hypothèse numéro 2 : plus que dans d’autres courants musicaux, le rappeur est devenu malgré lui un chef de projet souvent fauché et donc obligé d’endosser tous les rôles du business musical, à force de DIY et de débrouillardise. Et, logiquement, d’absorber le vocabulaire « entrepreneurial » qui va avec.
Mike Toch, dont le label produit aussi des artistes pop, le confirme : « C’est vrai que pour Delta ou Jali, je dis “album”, pour Aprile, je parle du “EP”. Sauf pour l’électro, parce qu’il y a cette même logique d’hyper-productivité et de consommation ». Encore des mots très entrepreneuriaux…
« Oui, peut-être que le mot “projet” vient du jargon du business, comme quand on parle de “produit”, même si ce n’est pas très joli » rappelle Mehdi Maïzi. « Parce qu’il y a le côté artistique, qui reste le plus important, mais il y aussi un côté business. Il faut capitaliser sur le moment, sortir beaucoup de musique, des projets plus longs. Plus de morceaux, ça signifie plus de stream. Et c’est davantage vrai dans le rap que dans d’autres musiques. Le public en demande toujours plus et les rappeurs ont habitué ce public: les artistes eux-mêmes l’ont intégré.»
C’est d’autant plus logique que pour la première fois en 2017, le hip-hop a été consacré « musique la plus écoutée dans le monde » selon le rapport annuel de l’institut Nielsen. Une popularité qui s’explique davantage par les écoutes en streaming que par les achats physiques, où le rock garde la tête.
Productivité éclatée
Ce qui nous amène logiquement à l’hypothèse numéro 3, la plus évidente et la plus simple mais celle qui est aussi liée à la définition la plus complexe de “projet”, la philosophique: « Pour les existentialistes, ce vers quoi l’homme tend et qui constitue son être véritable. »
Dans le cas qui nous intéresse : de la musique, qu’importe son format. Mixtapes, albums, EP, 5 titres, net-tapes, street-tapes, gratuit, payant, albums en groupe, en solo, avec un autre MC, au sein d’un sous-groupe d’un collectif : bref, du rap… bref, un “projet”.
« Le support, ça ne veut plus rien dire », tranche Mike Toch. Il y a tellement de solutions hybrides. Le terme projet, ça permet de ne pas faire à chaque fois l’explicatif. L’artiste ne doit plus se justifier, il peut se décomplexer, il ne faut plus définir. Du coup, il n’y a plus de débat inutile. Le rappeur G.A.N (dont le prochain « projet a l’odeur de la muerte ») ne nous dit d’ailleurs pas l’inverse : « On ne veut peut-être pas toujours assumer : même si ça ressemble à un album, on préfère parler de mixtape… Pour ne pas embrouiller la communication, je dis “projet”. Avant c’était plus clair, les albums sortaient vraiment via des maisons de disque, étaient dans les magasins… mais aujourd’hui on ne sait plus. EP, LP, stream, CD… donc: projet, et puis voilà. »
« En fait, ça relève d’une situation où toutes les cartes ont été rebattues » résume le journaliste Mehdi Maïzi. « Avant, on ne se posait pas de question mais au début des années 2000, les complications sémantiques sont apparues : on appelait mixtapes des choses qui n’en étaient pas, qui étaient des albums low cost. On a aussi parlé de “street-CD” qui était un mot déguisé pour dire album avant l’album. Mais c’etait pas des street-CD, c’etait pas des bootlegs, c’était cadré et commercialisé. Puis on a parlé d’EP pour tout et rien. Les NQNT de Vald étaient présentés comme des EP alors que ça n’avait rien à voir, il y avait 12 titres… Finalement c’était des choses déguisées pour parler de premiers projets avant l’album. Et le mot projet est devenu le mot un peu fourre-tout. Fianso, pour #JesuispassechezSo, je lui ai posé la question: de quoi on parle?. Il m’a dit: c’est un disque et vous en faites ce que vous voulez. Hormis pour les gros rappeurs comme Jay-Z, Kendrick Lamar ou Booba, ces frontières n’existent plus, même dans le public. »
Cosmétique
Finalement, album ou “projet”, une question sémantique et rien d’autre? « Tout ce passage à l’album, ce n’est plus aussi important qu’avant », poursuit Mehdi Maïzi. « Hormis le fait que ce soit parfois plus abouti, un autre projet aura une gueule assez similaire. Pour le reste, c’est surtout du marketing ou de la cosmétique. 1994 de Hamza, par exemple, est présenté comme une mixtape alors qu’on pensait à un album. Mais il a une tête d’album, pas de mixtape ! On peut même remarquer que quand le niveau est trop haut, c’est plus simple pour les maisons de disques de dire album. On nous a présenté Batterie faible comme ça mais Damso, lui, parle de mixtape. Je pense que dorénavant, le terme album va servir à marketer un événement plutôt qu’autre chose. »
Et peut aussi servir des effets pervers, si l’on en croit divers producteurs américains. Dans une interview à BeatStars, le producteur E.Dan, rejoint ensuite par d’autres témoignages, affirme que les labels choisissent de parler de mixtapes au lieu d’albums pour revoir à la baisse les tarifs des divers collaborateurs.
“Bouillonnement créatif”
En 2017, le public aura eu droit à une foule de projets, gratuits ou payants mais toujours difficiles à nommer: quelques albums, des EP, beaucoup de mixtapes et même une “playlist” signée Drake.
« Et pour les albums communs, c’est encore plus compliqué », poursuit Mehdi Maïzi. « C’est enregistré en trois nuits dans un studio à Atlanta, ils enregistrent une chanson et on l’écoute dans la minute. Mais ce ne sont pas des mixtapes non plus… C’est une sorte de bouillonnement créatif. On est à l’aube d’un nouveau truc et c’est encore compliqué à verbaliser, de nommer ce que sortent les artistes. Peut-être que dans le futur, on parlera plus de playlists, avec des projets de 25 titres dans lesquels tu peux mettre tout ce que tu veux, des titres d’autres rappeurs, des instrus, des collaborations etc… »
Finalement, même si, par l’usage abusif d’un mot fourre-tout, l’idée de voir le rap devenir aussi cafardeux qu’un teambuilding de chefs de projets peut faire peur, on n’a pas trouvé mieux comme terme. Mais si on se projette dans le futur proche, une chose est sûre: le streaming continuera sur sa lancée. Y compris en Belgique. La BEA notait ainsi qu’au premier semestre 2017, le streaming payant avait progressé de plus de 40%, dépassant ainsi définitivement les ventes de CD.
Ce qui n’est par contre pas une excuse pour utiliser toujours les mêmes expressions.
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