Le rap et le skate étaient bien partis pour faire ami-ami. Et puis, finalement, pas tant que ça. Mais la nouvelle génération aime bien tout mélanger et a remis au goût du jour la planche dans le rap, à coup de Tony Hawk, Bryan Herman et Dogtown.
Bryan Herman, c’est un skateur californien capable de faire çaça ou ça. C’est aussi le titre d’un morceau de Lomepal, qui rend hommage à son idole et à sa passion. Avant lui, Isha nous avait sorti un Tony Hawk des catacombes et parle dans “La Vie augmente Vol 2” de Dickies, de cris de skateurs et des Ursulines. Même si ces déclarations d’amour à la planche à roulettes peuvent paraître récentes, le skate et le hip-hop partagent une histoire sinon tout à fait commune au moins parallèle. Depuis que le rap sert de bande-son aux tricks en tout genre et aux fameuses vidéos de skate, à côté du punk rock évidemment, et d’à peu près tous les genres musicaux.
Contre-cultures de rue
Hip-Hop et skate sont deux mouvements contre-culturels (ou sous-culturels si vous êtes du genre à parler de bobo islamo-gaucho) qui ont grandi plus ou moins en même temps sur un terrain de jeu identique: la rue. Un espace public que l’on se réapproprie pour y placer ses tricks, phases ou graffs. Ce qui génère des relations compliquées avec la maréchaussée et surtout une autre manière de voir sa ville, à la recherche du bon spot quand les autres ne voient qu’escaliers, façades ou chantiers. Mais si dans l’esprit, le break ou le graff peuvent rejoindre le skate, c’est surtout par un amalgame institutionnel “créons un espace pour la jeunesse” que toutes ces disciplines se retrouvent au même endroit.
Ils partagent par contre le même amour du graphisme et du lettrage, héritage de l’imagerie skate et tag. Le même héritage qui se retrouve dans le streetwear, mélange fluctuant d’influences sport, skate et hip-hop. Dans les années ‘90, les skateurs et les rappeurs portaient d’ailleurs les mêmes pantalons baggy, inquiétant pareillement le passant en déboulant bruyamment en bande, avec cet identique esprit freestyle et compétition contre tous et soi-même, façon egotrip.
Ils sont cools
Le style (et l’image en général) est d’ailleurs fondamental dans cette façon de vivre du skateboard, mêlant l’insouciance de celui qui sait qu’il va forcément se (re)casser l’un ou l’autre membre, l’agilité d’un sportif amateur de psychotropes et la persévérance nonchalante d’un passionné. En gros, le mec le plus cool de ton quartier.
Une image élevée au rang d’art de vivre par des vidéos imaginatives, popularisant par exemple le fisheye, avec en guise de premiers ambassadeurs des pointures comme Spike Jonze. A tel point que ce seront rapidement les partenariats avec les marques, grandes ou petites mais souvent de textile, qui permettront aux plus doués d’en vivre. Aujourd’hui, ceux qui portent du Supremeou un t-shirt Thrasher ne sont pas forcément des skateurs. Le grand public adhère à l’image et mélange tout, quitte à n’avoir jamais eu les pieds ailleurs que sur la terre ferme. Ce qui crée des tensions entre les vrais et les imposteurs, les authentiques et les vendus, ceux qui vivent de cette passion et ceux qui la cannibalisent … si ça vous rappelle des débats rapologiques, c’est normal.
Avant les skateurs, les plus cools du quartier, c’était les surfeurs. Mais quand les vagues se font rares, ils s’ennuient. Ils trouvent dès les années ‘40, dans ce qui n’est alors qu’un jouet sur roulettes, un moyen de surfer sur la rue. Il faudra attendre les années ‘70 pour passer aux choses sérieuses et dépasser ce qui restait un moyen de déplacement plutôt fun. Ce sont les “Z-Boys”, avec un Z comme le surfshop Zephyr, qui inventeront le skate moderne, d’abord grâce aux révolutions du matériel puis grâce à la sécheresse de 1976. Arrosage interdit, eau limitée en Californie: ces jeunes gens déterminés parcourent Los Angeles, Santa Monica, et leurs environs à la recherche de piscines vides, transformées en terrain de jeu grâce à leurs flancs incurvés, inventant ainsi la pratique du “bowl” et traumatisant pas mal d’habitants avec leur attitude de bad boys. L’un d’eux, Tony Alva, décollera du bord pour réaliser le premier trick aérien de l’histoire (un frontside air). Il deviendra ensuite le premier champion du monde de skateboard. Deux ans plus tard, Alan “ollie” Gelfand invente une figure qui portera son nom, le “ollie”. Le skate devient bien plus qu’un surf sur roulettes, il tient ses premiers mauvais héros et, pour couronner le tout, un relais dans la presse qui écrira ses légendes naissantes par les mots de Craig Stecyk, auteur des “Dogtown articles”.
Ça dépend des moments
Pour accompagner les tricks, figures, tribulations et gamelles de ces mauvais garçons d’un nouveau genre: de la musique, toujours. Dans leurs casques, par les ghetto-blasters et enceintes bluetooth, ou sur les vidéos de skate. D’abord sur VHS dans les skateshops beaucoup plus nombreux à l’époque, avant l’ère Youtube. Chaque skateur est accompagné par une bande-son souvent explosive, parfois pas du tout. Le punk et ses dérivés avant tout, mais aussi du hip-hop, qui s’en va et revient, selon les époques. Les Beastie Boys bien sûr, mais aussi Public Enemy, Cypress Hill, le Wu-Tang, même Too Short ou EPMD, entre des riffs énervés de guitares, voire de la new-wave, du jazz ou du métal…. Certains affirment même que la musique écoutée influence le style, les amateurs de rap préférant par exemple travailler leur technique sur un bord de trottoir.
Nombre d’amateurs de skate ont d’ailleurs forgé leur culture musicale par ce biais, ouvrant leurs oreilles à de multiples influences. “Les vidéos de skate ont fait mon éducation. Leurs bandes-son étaient très éclectiques. J’y ai découvert le punk d’Iggy Pop et des Sex Pistols, le rap de The Pharcyde, la pop des Smiths… Le montage synchronisait les figures avec les temps des morceaux : une vraie école du rythme,” racontait Lomepal au journal Le Monde. Même la série du plus célèbre des jeux vidéo de skate, Tony Hawk, reproduisait cet esprit juke-box fourre-tout, faisant découvrir de nombreux groupes aux amateurs. Et puis, il y a le cinéma, avec la gifle Kids et ses bagarres rangées à coup de planches. Avec dans l’un des rôles principaux, le professionnel Harold Hunter, décédé en 2006 à 31 ans, et ambassadeur de la marque Zoo York, à l’origine de l’une des plus célèbres mixtapes mêlant skate et hip-hop à 100%.
Oreo
Mais si le skate a embrassé le hip-hop, l’inverse n’est pas aussi vrai. En francophonie, le rap s’est construit en partie contre le rock, au moins dans ses débuts. Kool Shen ne disait-il pas dans “Respire”: c’est vrai qu’à l’époque on faisait bloc/Tout le monde voulait tuer le rock. Le petit monde du rap est longtemps resté fermé aux autres clans. Trop blanc le skate? Trop bobo hipster, en langage 2018? Même aux Etats-Unis, Pharrell Williams a subi certains jugements, surnommé “Oreo”, ce biscuit noir fourré à la vanille, parce qu’il traînait avec des blancs qui faisaient du skate.
Avant lui, il y avait pourtant eu Eazy E, photographié avec un skate (et un gun) en 1992. La même année les Beastie Boys font une démonstration pour MTV Sports. Mais ceux-ci sont aussi les premiers blancs à s’imposer dans le hip-hop, et issus d’une école rock. Aux Etats-Unis, les skateparks ont pour vocation d’éviter la ride en rue, punissable. Et ils se retrouvent surtout dans des quartiers blancs, de classe moyenne. Ce qui n’empêchera pas le skateboard de devenir l’un des mouvements les plus ouverts au mélange, racial et socio-économique. La preuve en musique avec ce qu’on a brièvement appelé le rap fusion, entre rap et rock,Onyx gueulant avec Biohazard, Method Man jouant avec Limp Bizkit et Incubus revisitant Big Punisher, entre autres télescopages dont beaucoup d’autres sont à oublier. A New York, certains se souviennent aussi de ces skateurs qui débarquaient en Timberland et finissaient par imposer un vent de fraîcheur citadin au son du Wu. Même Long Beach, sur la côte opposée, fera de l’un des siens, Terry Kennedy, un skateur pro et rappeur amateur. “Terry Kennedy est le Michael Jordan du skate. Il a changé la manière de voir les skateurs par la communauté black,” dira Curren$y, s’associant brièvement avec lui dans Fly Society.
13 rencontres entre rap et skate
Beastie Boys
Si vous êtes né dans les années 70 ou 80 et qu’on vous dit rap et skate, vous pensez Beastie Boys. Et vous avez raison. L’énergie du rock dans le rap en provenance de Brooklyn.
Odd Future
Si vous êtes né dans les années 90 ou 00 et qu’on vous dit rap et skate, vous pensez Odd Future. Et vous avez raison. L’énergie du rock dans le rap en provenance de Los Angeles. “Jason Dill est est l’un de mes skateurs favoris. Pour mon premier show, j’ai porté l’un de ses Fucking Awesome! t-shirts. Il est cool as fuck et crazy as shit. Toute cette merde de New York est vraiment géniale. Je pense que cette vibe définit ma musique. Ce n’est pas le rap, ou le jazz, c’est Fucking Awesome!”
Pharrell
Avec son groupe N.E.R.D., il a réintroduit le rock et le skate dans le hip-hop au début des années 2.000 et sponsorise la “Ice Cream Skate Team”.  “La plupart des gens pensent que le skate c’est pour un kid aux cheveux blonds des faubourgs aisés. Mais je me souviens quand j’avais 12 ou 13 ans, grandissant à Virginia Beach, tout le monde, noir et blanc, le pratiquait. Le skate m’a appris ce que ça voulait dire être cool, avoir de la crédibilité. J’en avais. J’avais le look baggy jeans et Vans. Je porte toujours des Vans. Je rappe sur le skate. Mon surnom c’est Skateboard P.”
Lupe Fiasco
Lupe Fiasco a débarqué dans le rap avec un hymne au skate, “Kick, Push” en 2006, racontant l’histoire d’amour entre un skateur et une skateuse. Ce qui n’a pas forcément plu à la communauté hardcore. “Certains ont cru que je voulais m’approprier leur territoire alors que c’était un hommage à un skateshop. Ce n’était même pas supposé être un single. Mais quand vous êtes le premier à franchir un mur, il y a toujours un peu de sang. Ca a ouvert le chemin pour Lil Wayne et les autres, qui capitalisent 10 fois plus que moi sur cette culture.”
Lil Wayne
Lil Wayne justement. En 2012, il annonce arrêter le rap pour se concentrer sur le skate, sa nouvelle passion découverte à l’âge de 29 ans. Il paye des pros pour rester avec lui et lui apprendre la technique, et se fait pas mal incendier mais persévère pour s’améliorer. « Etre entouré de rappeurs, c’est quelque chose auquel il est habitué. Quand on est au skatepark, on est à nouveau des kids. On tombe tous ensemble, on apprend tous ensemble. Ca paraît sans doute plus normal pour lui. C’est quelque chose qu’il peut apprendre et c’est sans doute un nouveau type de récompense quand il réussit un nouveau trick, par rapport à écrire un nouveau couplet.”
Lomepal
Avec la sortie de son album Flip en 2017 et du titre Bryan Herman, Lomepal a beaucoup parlé skate, sa passion. Et affirmé que « jamais un vrai skateur n’avait été aussi fort en rap ».  “C’est de la magie, imagine, je resserrais mes jeans à la machine à coudre pour ressembler à Bryan Herman. Les slims n’existaient pas en France, je faisais ça pour lui ressembler. Mes pantalons n’étaient pas élastiques donc ils finissaient par se déchirer”.
Isha
Après Tony Hawk sur LVA1, Isha a sorti les Dickies au skatepark des Ursulines, mais pépère. “Le seul truc où il n’y avait pas de règles, où on pouvait sortir jusqu’à pas d’heure, aller où on veut et juste kiffer la journée, c’était le skate. Dans Kids, tu vois que c’était normal dans le ghetto américain. C’était ici que c’était encore un peu… bizarre. Par contre, j’étais très nul en skate! J’suis pas un casse-cou et il faut l’être pour être fort dans le skate.”
Joey Badass
En direct de Brooklyn, le rappeur assume sa passion pour le skate mais doit aussi mettre les choses au point. “Je voudrais expliquer cette merde. Je suppose que je suis un skateur. Mais je ne suis pas ce putain de Tony Hawk. C’est genre, j’utilise ma planche pour aller d’un point A à un point B. Cet été, ça fera un an que j’ai un skate (ndlr, en 2012). Je commence maintenant à rentrer des tricks parce que je suis de plus en plus amoureux de ce truc. Mais c’est juste un hobby, ce n’est même pas tellement important pour moi. J’aime juste rider.”
Di-Meh
Le rappeur suisse de la SuperWak Clique et de la nouvelle génération à suivre de près se fait filmer par Natas3000, vidéaste skateur, et ponctue ses morceaux de références à la planche. « Le skate m’a grave aidé par rapport à mon rap. La vision que j’ai du skate, c’est la même que celle que j’ai du rap. Je vois des rapprochements entre les deux. Par exemple, quand j’essaye un trick, cela peut me prendre plusieurs essais comme quand j’écris un texte en plusieurs essais. Parfois, tu le fais one shot le tricks comme des fois tu plaques ton texte one shot. Même cet esprit de voyager pour faire des connexions avec la musique. C’est le skate qui m’a donné cette vision. »
Aesop Rock
Le rappeur “alternatif” dit avoir tout appris du skate, son individualisme l’ayant attiré puis appris à tracer sa propre route. Et plus important sans doute, l’a introduit au hip-hop. “J’a commencé à faire du skate assez jeune et j’ai continué jusqu’en ‘98 environ. Quand j’ai déménagé à New York après l’école, j’ai ralenti pour travailler et peindre. Mes influences en peinture venaient de partout, du skate et du graff… Savoir que des skateurs apprécient ma musique c’est une sorte de récompense parce que je sais qu’ils ne sont pas différents de ce que j’étais”
Beny Le Brownies
Beny (tout court aujourd’hui) s’est fait remarquer en 2015 avec  »Les seigneurs de Dogtown », hommage au film sur les Z-Boys et Venice. Ses références oscillent entre skate et foot. “Pour moi, c’est vraiment cette mentalité freestyle, j’ai envie de me faire plaisir…et j’ai retrouvé ça dans le skate parce que c’est ça aussi la culture du skate. Je kiffe cet esprit. Les mecs ne se soucient pas du lendemain, ils vivent au jour le jour, au feeling aussi. C’est plein d’amour. »
Orelsan
C’est dans un skateshop que Orelsan et Gringe se sont parlé pour la première fois avant de devenir les Casseurs Flowteurs. “J’ai toujours squatté dans les shops de skate. Une boutique, ça permet aussi de montrer un univers, de se positionner au-delà des pièces, même si elles sont de très bonne qualité. En mode, comme en skate ou dans le rap, le style et la personnalité comptent à 50%. Quand tu vois un skateur, tu juges le trick qu’il vient de faire, bien sûr, mais le plus apprécié ne sera pas forcément le plus précis. Mes rappeurs préférés, comme Clipse, n’étaient pas forcément les plus techniques, mais ceux qui apportaient un univers entier. »
Yelawolf
Le MC d’Alabama est sans doute le meilleur skateur rappeur américain. Pourtant il refuse de mélanger ses deux passions, même si le clip de “I wish” a été tourné dans un skatepark. “Sans manquer de respect à Lupe [Fiasco] ou Pharrell [Williams], ma façon personnelle de voir le skate, c’est juste comme ça. C’est quelque chose que je fais, que j’aime faire mais pas que je souhaite exploiter. Je ne pense pas que ce soit nécessaire ou cool. Je pense que les skateurs respectent ça.”
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