©Vincent Schmitz
Connaissez-vous cette excitation en pensant à un film qu’on va enfin voir, après des mois d’attente? Cette déception quand on découvre qu’il est déjà loué et qu’il faudra ENCORE attendre? Cette bonne surprise alors qu’on avait choisi un film uniquement pour sa jaquette? Ce sentiment de se faire voler quand on doit payer parce qu’on a rendu un film après 19h00 ou, pire, parce qu’on n’a pas rembobiné cette foutue cassette? Si non, bravo, vous êtes encore jeune. Si oui, on peut quand même parier que ça fait longtemps que vous n’avez pas mis les pieds dans un vidéo-club.  
“Je disais toujours qu’on était encore 10-15 à Bruxelles mais j’ai appris récemment qu’on était plus que 5,” assomme d’entrée Juan, l’accueillant patron du “Vidéo express” à Saint-Gilles, cigarillo plus souvent éteint qu’allumé aux bord des lèvres. “Bah... bientôt, on sera plus là de toutes façons. Je crois bien qu’un jour ça va s’arrêter… ça me fait chier hein, mais c’est comme ça.” Le constat est implacable : il y a moins de quinze ans, on en comptait encore plusieurs par quartier. Ils nourrissaient les appétits de toutes sortes de cinémas et brisaient la logique des classements en proposant des films hors-cadre, qui forgeaient des cultures ciné propres à chacun. Aujourd’hui, le vidéo-club est une espèce quasi disparue et presque oubliée. 
“Je suis venue avec mon filleul de 21 ans, qui habite à Paris. Il a halluciné. La veille, on avait regardé par hasard le même film, lui l’avait téléchargé et moi loué. Donc je l’ai emmené ici et il m’a dit mais, ça existe vraiment! Il n’avait jamais vu un magasin comme ça,” raconte Cécile, cliente fidèle depuis de nombreuses années. 
Et quand Juan demande, affable, pendant que la radio espagnole résonne dans les rayons: tu regardes comment les films, toi?, on pourrait tous se sentir un peu coupables. Qu’on télécharge ou streame illégalement, qu’on loue un film hors de prix sur iTunes ou qu’on s’endorme paresseusement devant Netflix, après avoir plus ou moins souri quand Sheldon s’émeut de voir un vidéo-club à la campagne au bout de la neuvième saison de “Big Bang Theory”. C’est facile, c’est cool, rapide, pas trop cher… et on est bien, au chaud, le cul dans les algorithmes et le canapé.
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#ANTINETFLIX
A l’écart de tout ça, le Vidéo express n’a pas bougé en vingt ans, depuis son ouverture un 1er avril 1999. À part un coup de peinture sur l’ensorcelant lettrage jaune, et une vitrine débarrassée de ses affiches. On note, quand même, un ajout très récent sur la devanture: #ANTINETFLIX. Parce qu’il a la dent dure, Juan, contre “ces connards” à cause de qui “j’ai bien cru qu’on allait fermer. Ca a été très difficile. C’est quand ils sont arrivés que beaucoup de vidéo-clubs ont fermé. Une hécatombe.”
“Moi, j’ai ouvert assez tard. On n’a jamais vraiment cartonné. Juste avant, dans les années ‘80 et ‘90, c’était l’âge d’or, c’était incroyable.” En deux décennies, Juan, 47 ans, a résisté à quelques secousses, en commençant par la disparition de la VHS au profit du DVD. Surtout les semaines qui ont suivi le premier lecteur en promo à 50 euros chez Carrefour, autour de 2003. “Un truc de dingue. En deux mois, plus personne ne voulait autre chose.” Mi-2000, l’arrivée de séries HBO comme “Six Feet Under” ou “Les Soprano” boostent les locations, “ça a sauvé beaucoup de vidéo-clubs.” Mais le téléchargement illégal devient aussi la norme et cannibalise une grosse partie de la clientèle. Quelques jours de répit, quand même, début 2012, avec l'arrestation de Kim Dotcom et la fin de son site Megaupload. Les locations doublent le week-end qui suit, avant qu’Internet ne réponde illico par l’ouverture de multiples autres sites. 
Et puis, en 2014, Netflix (qui a commencé par la location de… DVD) a coupé les pieds des derniers survivants et a bien failli avoir la tête de Vidéo express. “J’en veux aussi aux médias. Pendant deux mois, ils nous ont cassé la tête : Netflix va arriver en Belgique et gnagnagna. Et puis quand c’était disponible, ils ont fait une pub... mais, incroyable. Ils ont tout fait pour que les gens aillent dessus… Je savais que ça allait faire mal mais ça a été… BAM ! Le premier mois, on a perdu au moins 60% des gens, facile. Ca a été très, très vite. Beaucoup plus fort que le téléchargement.”
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Pas un flic ou un huissier
Une ASBL créée par des clients est venue sauver leur endroit préféré, grâce à un crowdfunding et des mois thématiques qui font vivre l’endroit. Depuis, il y a toujours les fidèles, des nouveaux, souvent, et même des gens qui sont revenus. Et si Juan est sans doute le dernier à refuser de jouer aussi au night-shop, malgré une stabilité retrouvée mais relative, il n’est même pas non plus du genre à emmerder son monde. 2,48 euros la location, le même prix qu’à l’ouverture, soit 100 francs belges. Et pas d’amende en cas de retard, “je ne suis pas un flic ou un huissier, tu vois. Le but c’est que les films soient vus. C’est parfois chiant pour les autres si un film est absent longtemps mais ils repartent avec un autre.” Il a beaucoup de clients du coin, étudiants ou dans le cinéma, mais “les gens viennent de partout. Il y a un gars qui habite à 60, 70 km d’ici. Il découpe les critiques qui lui plaisent, me donne sa petite liste de 10, 15 films et il les garde un mois.” 
Un tarif détendu qui permet aussi de préserver le budget des clients. Le vidéo-club touchait toutes les classes sociales et générations ; c’est encore plus ou moins le cas, même si la moyenne d’âge semble plus élevée. Vincent, 47 ans, a par exemple redécouvert les charmes du vidéo-club: “C’est mon fils de 18 ans qui m’a fait découvrir cet endroit. Je regarde aussi en ligne mais je reviens ici pour le choix. Et puis bon, c’est un peu le côté résistant envers et contre tout... j’aime bien. Avec des vraies personnes qui sont sympas, qui réagissent. On peut discuter quoi.” 
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Mais essaye, putain!
“Les gens viennent pour les films, c’est ça le plus important. Ils se disent qu’ici tu peux trouver ce que tu cherches et si tu ne trouves pas, tu peux tomber sur un truc qui t’intéresse. Tu découvres facilement, en te promenant dans le magasin. Sur Netflix, ça casse vite la tête...” sourit Juan. “C’est une caverne d’Ali Baba, il y en a pour tous les goûts,” s’enthousiasme Laure, cliente cinéphile. “Je ne connais pas beaucoup d’endroits où tu peux voir tous les films de Fassbinder. C’est juste un exemple parmi d’autres mais c’est génial quand on aime le cinéma et les films qui sortent des sentiers battus. Et puis, c’est un endroit charmant…” 

Parcourir les jaquettes et les rayonnages labyrinthiques qui abritent 20.000 titres est une expérience presque charnelle, quand on l’oppose au scroll clinique (et souvent décevant) sur Netflix. Et spécifique. On y entre ni pour une rétrospective intimidante ni pour des conseils algorithmiques de Netflix basés sur ce qu’on a déjà regardé. Mais on peut aussi en ressortir avec un film d’auteur mexicain alors qu’on était venu chercher le dernier Spiderman. “T’as aussi beaucoup de gens qui viennent et qui me disent je ne sais pas quoi prendre. Alors je leur demande de quoi ils ont envie et je partage mes coups de cœur... mais je ne demande pas ce qu’ils aiment d’habitude, ça ne m’intéresse pas. J’avais un pote par exemple, il me disait t’as toujours des films bizarres. Je lui ai répondu mais essaye putain! Et après, c’est lui qui en redemandait,” explique Juan, capable de conseiller en trois minutes un obscur réalisateur israélien, un film brésilien inconnu et une série italienne dont personne ne parle, sans donner l’impression d’assister à une masterclass de la cinémathèque. Il peut aussi vous faire gentiment remarquer que c’est quand même un peu de la merde le Clint Eastwood ou Wes Anderson que vous avez choisi, juste parce qu’il n’aime pas.
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Des données
Quand on lui demande s’il envisage sérieusement la fin du Video Express, il explique que ce ne serait sans doute pas “par manque de clients. Mais j’ai peur de la fin du DVD. J’ai peur qu’un jour les distributeurs disent stop et que tout passe par la VOD. Ca leur coute moins cher en plus. Par exemple, maintenant, il y a un boom des documentaires. Et ça, c’est très difficile à avoir en DVD. Même certains films sont déjà impossibles à trouver hors VOD. J’ai un client qui a gagné un Magritte et il n’a pas son film sur DVD, t’imagines ? Dans 4-5 ans, je ne sais pas ce que ca va être… Et c’est dommage parce que les données, ça se perd au milieu des autres. Quand c’est physique, tu sais que c’est là.”
Un peu comme les inscriptions à l’ancienne, expédiées en trois minutes avec un nom et un numéro de téléphone. Pas d'identifiant, de mot de passe à 16 caractères ou de carte VISA. “Moi je déteste ça. Ca me gave, moins je le fais, mieux je me porte,” expliquait d’ailleurs une cliente. Preuve à l’appui avec une jeune mère de famille à la recherche de dessins animés pour son fils, qui repartira 10 minutes plus tard avec une inscription et les “Tortues Ninja” (et oui, il est sûr qu’il ne veut pas “Cars” à la place). “Des nouveaux clients, j’en ajoute tous les jours. Mais de là à parler de regain, non. Beaucoup de gens me disent ouais ça va être comme les disques... mais non, moi j’y crois pas. Après, si je me trompe, tant mieux. Si on se maintient comme on est maintenant, je peux tirer encore 20 ans!” 
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