Symbole moqué de la fin du hip-hop (et donc un peu du monde) qui résumerait à lui seul la trap, la drill, le cloud, le mumble rap et autres cauchemars pour une partie du public, le ad-lib est aussi devenu une arme de poids dans l’arsenal du rappeur. Maniés avec dextérité, les sku sku, huh, tru! et autres bang bang ajoutent une dimension supplémentaire aux chansons, qui courent toujours le risque de frôler (au moins) le ridicule et embrasser parfois (avec plaisir) une certaine idée du vide. Mais de quoi parle-t-on exactement? Petite plongée dans ces drôles de bruits qui épicent vos banger préférés.
Mais pourquoi vous dites skurt? Parce que, JeanJass, pour résumer: le vent chaud vient du sud. Si les ad-libs sont présents depuis longtemps dans le rap, c’est en effet au milieu des années 2.000 qu’ils seront poussés vers d’autres sphères, notamment via T.I. et ses hey hey hey dans “What You Know” ou (Young) Jeezy dans “Go crazy”, ponctué de heeeyyyy, ah ah, djee et autres huh! Un outil aujourd’hui utilisé par à peu près tous les rappeurs, y compris francophones, jusqu’aux orfèvres du genre: Migos.
Le ad-lib, c’est le signe de ponctuation du rap. L’interjection (oh!), l’exclamation (wow!), l’onomatopée (brrr), le bruitage (bang bang), le mot (damn), le le blase (Bronsolino!) ou la phrase (that’s right), bref, tout ce qui peut combler un espace libre; pour finalement prendre toute la place ou se faire discret derrière une phrase. Une texture de plus dans la production, parfois perceptible uniquement au casque, avec un effet ou non. Mais pas toujours, car il peut aussi être un élément rythmique ou mélodique à part entière, ou même devenir la signature du rappeur. Comme le brrr de Birdman (attention à ne pas confondre avec le burrr de Gucci Mane) ou le huh de Rick Ross (et à découvrir en 50 titres dans la playlist).
Mème vocal
En 2016, le monde répétait dddddrraaaa! sur le “Panda” de Desiigner sans trop se soucier de ce qu’il pouvait bien raconter par-dessus. Un plaisir simple - éructer inlassablement une onomatopée dans les temps - qui correspond pourtant bien à la très sérieuse définition que propose le “dictionnaire pratique et historique de la musique”:
Ad libitum:
Locution, adverbe empruntée au latin, = à volonté.
Elle marque, soit le caractère facultatif d’une partie vocale ou instrumentale, soit la liberté laissée à l’exécutant relativement au mouvement d’un point d’orgue ou d’une cadence.

Quelques mois après “Panda”, deux hits mondiaux en provenance d’Atlanta officialisent l’omniprésence de ces ad-libs ludiques durant la période à venir.
Tout au long de ses trois petites minutes, “Magnolia” de Playboi Carti joue sur la répétition des phew, what, woof et autres waouw. Une sorte de petit riff vocal qui fait office de contrepoint rythmique superposé au lead vocal mais qui accentue également chaque strophe, voire remplace le rôle de la punchline. Ce qui la rend directement addictive, en plus de sa structure en hook/refrain permanent, poussant chacun d’entre nous à oublier son côté Joe Budden pour répéter phew à l’unisson et à l’envi. Un mème vocal qui prend le dessus sur le reste, comme ces événements désormais réduits à l’une ou l’autre photo détournée, ou la série The Office qui voit ses 201 épisodes déclinés en gif plus ou moins bien utilisés. Et comme les mèmes, les initiés et amateurs savourent quand les autres, perplexes ou moqueurs, se sentent exclus du cercle. Il faut dire: difficile de suivre, quand un vrai mème fait aujourd’hui carrière dans le rap.
Toujours en 2017, le groupe Migos cartonne avec Bad and Boujee, qui mise davantage sur la variation et une intuition mélodique plus élaborée en plaçant des ad-libs partout, avec une diversité magnétique.
Depuis leur apparition en 2013, les trois rappeurs de Migos ont influencé la trajectoire du hip-hop américain (et donc le reste). D’abord par le désormais célèbre triplet flow, soit trois syllabes dans un seul temps là où les MC en posaient une, deux ou quatre. Ils n’en sont pas les inventeurs mais ont poussé l’exercice à un autre niveau d’expertise et de succès, comme les… ad-libs. Plus ou moins présents dans le rap depuis toujours, ne fût-ce que par la présence du “backeur”, ils ont fait de ces sons vocaux un outil mélodique et leur carte de visite. Redonnant du même coup un nouveau souffle à la trap; à tel point que l’on trouve des analyses statistiques, des vidéos récapitulatives, un jeu, des parodies et des tutos…
1.967 quand même
Si vous vous penchez sur vos vieux titres préférés, vous croiserez des huh ou des yeah mais c’est la punchline dont vous vous souviendrez, pas du brrrr skkr skrt. En grossissant le trait, l’attention se portait sur les lignes de basse ou les violons, les bitch ou les lyrics; et si la courte période new-yorkaise dipset a vu le ad-lib s’émanciper, c’est quand le focus s’est décalé vers Atlanta qu’il a vu son heure de gloire se rapprocher. C’est d’ailleurs du sud que viennent aussi les précurseurs du triplet flow, sous la houlette des Three Six Mafia.
Dans le copieux “Culture II”, les ad-libs sont devenus déterminants: on en compte 1.967 (pendant 1h45). Ils doublent ou triplent la présence vocale de chaque membre de Migos, ponctuent ou forment une deuxième piste vocale à part entière, répètent une chute, annoncent un couplet, approuvent, bruitent ou désamorcent la punch précédente, et rendent l’ensemble certainement pas cérébral mais plus fun, mélodique et vivant, énergique, bad et bondissant, comme la distorsion d’une guitare dans le rock. Se font gimmick à la grosse louche ou se fondent dans le beat avec précision. Et deviennent donc essentiels aux chansons, comme le montre cette version visuelle des ad-libs présents dans Culture.
Huh huh honey
Outre ses haaaaan, Kanye West a indirectement œuvré pour cette évolution. Il est sans doute le rappeur/producteur qui a le plus expérimenté le travail sur la voix comme un instrument à part entière. Par l’auto-tune, le gospel, les synthétiseurs proches de la voix humaine ou ses instrus vocales sur lesquelles il pose en plus son flow. Songez à “Devil in a New Dress”, “Bound 2” ou “Ultralight Beam”, où l’instrument le plus présent est la voix.
Le même Kanye West offrira en 2012 un remix de luxe au “Don’t Like” d’un certain Chief Keef, dont les presque 5 minutes sont  remplis de bang bang et skrr skrr. La version GOOD Music emmène l’exercice plus loin: les bang bang sont gonflés, les rires presque diaboliques, le couplet de Kanye joue avec le ad-lib version sample.
Et pour répondre plus précisément à la question du sku sku, skrr skrr ou encore skrt skrt dans sa forme originelle (qui serait la version ad-lib d’un dérapage en grosse voiture), sa paternité revient à Chief Keef le précurseur, si l’on en croit le Urban Dictionary. Mais un autre prétendant tout aussi novateur existe: Gucci Mane. Si le rigolo burr deviendra sa signature, l’homme à la crème glacée sortait déjà en 2005 “Trap House”, avec le hit du ghetto “Icy” ponctué de daaamn, whaaa et houuu. Et pour terminer cette trilogie de défricheurs, on notera que Gucci Mane était encadré par une certaine Debra Antney, la mère de... Waka Flocka Flame. Lui, imposera le BOW BOW BOW BOW dès la première seconde de son album “Flockaveli” en 2010, avant d’autres ad-libs agressifs. Une sorte de version trap des aboiements et grognements de DMX dès 1998.
Abrégé parcellaire de l’ad-lib
Les pluriels
Outre Migos déjà largement évoqué, Big Sean fait aussi dans la multiplication des ad-libs (oh god, swerve, hol’ up…) mais avant lui, Chief Keef avait mené le ad-lib à un autre niveau d’originalité avec ses bang bang, ha ha ha, O-Block, Aye!, gang gang, Sosa, skrtt skrtt, beeeeep beeeeeep…
Les répétitifs
A l’inverse, certains ont fait d’un seul ad-lib leur signature. Comme le Igh de Chance The Rapper, le Check De Danny Brown, le Uh en provenance des ténèbres caractéristique de ASAP Rocky, Kendrick et son ya bishIt’s Lit! pour Travis Scott, les bruyants OKAY WHAT YEAH de Lil Jon ou encore le Huh! signé Rick Ross.
Les égocentriques
Depuis la nuit des temps, le rappeur aime nous rappeler qui est au micro. A ce petit jeu, 2 Chaaaaaaiiiiinz gagne la palme (en plus de ses skrr, tru ou damn). A ne pas négliger non plus: Ludacris et son LUDA!, le ténébreux Soul (ou Soulo)signé Ab-Soul, les mythiques G-g-g-g-g-unit! ou encore Dipset!
Les rigolards
Certains préfèrent en rire, comme Wiz KhalifaNicki MinajJeezy et surtout Jadakiss.
Les féroces
Et d’autres se montrent plus féroces, comme DMX et son caractère de chien, le dddddrraaaa! de Desiigner ou encore le bow bow de Wacka Flocka Flame.
Les chelous
Pointons deux des ad-libs les plus bizarres (et donc forcément chouettes): le yuugh de Pusha T et le yawk yawk de Schoolboy Q.
Les hanh
Kanye bien sûr, qui tend plus vers le huh mais aussi French Montana.
Les brrrr burrr
D’un côté, Birdman et son brrrr, de l’autre Gucci et son buurrrr
Les rois du skrrr
L’un des ad-libs les plus populaires, décliné en sku, skrrt ou autre skurt. Parmi les rois du sku skuuu, pointons Migos, Chief Keef ou 2 Chainz, 21 Savage, Post Malone, les Lil de toutes sortes et à peu près tout le monde, dont les non encore cités Future et Young Thug.
Le plus bavard
Hun hun yeah that’s right take that ah ah come on… bla blabla… derrière Biggie ou Mase, Puff Daddy avait bien du mal à rester muet et une nette tendance à exploiter chaque moment possible pour nous informer de ce qui allait se passer, allant jusqu’au sujet-verbe-complément. Ce qui pouvait légèrement agacer.
Le giga forceur
Un seul artiste dans ce classement: Big Shaq et son abominable freestyle devenu viral.
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