"Explicite tes lyrics" demande à des artistes d'expliquer plus longuement leurs paroles via quelques extraits choisis (à retrouver sur les images tout au long de l'article). Pour inaugurer cette nouvelle rubrique, rencontre avec IAM, par les voix du rappeur Akhenaton et du DJ Kheops. Et un mystérieux Twix en dessert pour fêter les 20 ans, jour pour jour, de "L'Ecole du micro d'argent" (l'album de rap français le plus vendu de l'histoire, avec plus de 1.600.000 exemplaires vendus à ce jour).
Après quatre ans d'absence discographique, les Marseillais d'IAM sont de retour avec un huitième album, "Rêvolution", qui connaît un très bon départ en termes de ventes (plus de 20.000 exemplaires déjà écoulés). Au programme de celui-ci: du hip-hop "orthodoxe", la révolution par le coeur et le rêve, du plaisir et de la responsabilité individuelle. En plein marathon promo, Akhenaton et Kheops creusent avec nous et avec le sourire quelques morceaux choisis:
Le fait de commencer l'album par un scratch, avant même les voix des MC, c'était pour montrer d'emblée l'importance du DJ?
Akhenaton: "On le fait déjà sur scène. Mettre le DJ au cœur de la création, c'est  un acte de militantisme pour nous, parce qu'aujourd'hui, on entend plus de scratch. Ce qui me gêne profondément, c'est que vers la fin des années '90, les rappeurs eux-mêmes ne se sont pas battus pour que les DJ gardent leur place et leur rôle au sein de cette musique. Avec les premiers procès pour l'utilisation de scratchs, il y a eu un effet domino et quand le fric l'emporte, on se débarrasse des salaires qui ont l'air inutiles. Il y a des gamins qui arrivent dans le rap, ils ne savent même pas qu'un DJ, c'est incorporé à un groupe de rap. Ils prennent un DJ sur scène pour pousser les boutons et envoyer les instrus."

Utiliser le "It's been a long time" de Rakim, c'est aussi un clin d'oeil à l'époque où le DJ était l'égal du MC? 
Kheops: "Non, c'est pour le Depuis longtemps, même si on est content que ce soit lui... c'est une bonne coïncidence. Tous les scratchs sont choisis par rapport au thème, pas pour remplir."

Akh: "A l'inverse, que certains groupes n'en utilisent pas, ça ne nous gêne pas non plus. Si on veut changer les choses, on doit soi-même respecter ses propres principes sans chercher à les imposer aux autres."

Et "orthodoxe", ça veut dire quoi?
Akh: "Orthodoxe", c'est d'abord pour son sens étymologique: droit dans les règles. Et les règles dans le hip-hop c'est qu'il n'y en a pas. En fait, l'orthodoxie dans la culture hip-hop, c'est d'être créatif à tout prix. On a commencé en rappant sur de la musique arabe samplée, j'écoutais l'autre jour un super morceau sur la musique de Tetris... Bref, ça part dans 10.000 directions et nous, on a envie de continuer à ne pas se mettre des barrières. Sur Ombre est lumière, on avait fait Le 7, un morceau sur sept temps. Très peu de groupes on fait des choses comme ça, mais en même temps, c'est tellement hip-hop! C'est ce que beaucoup de personnes ne comprennent pas. Le rap n'est pas une musique, ce sont DES musiques. Et y compris une variante pop... Cette partie pop du rap c'était une obligation. Quand il y a la masse, il y a la pop. Les gamins qui arrivent dans le rap aujourd'hui, ils ont écouté le top 50, ils ne savent pas qui est Eric B. Ils copient les derniers arrivés qui marchent. Mais ça reste du hip-hop. Le matin quand je me lève, je ne pense pas au rap qui me dérange, je pense au rap qui me plaît et je pense à comment faire un bon morceau. C'est cet esprit constructif, qui est l'essence même de notre culture, qu'on veut continuer à conserver." 

On peut faire du hip-hop sans en connaître son histoire?
Akh: "Oui. On peut en faire une forme populaire, pop, de la variété. J'entends même des gamins qui ont une technique correcte. Mais il n'y a pas de background. Ce qu'on dit souvent, c'est que, nous les b-boys, on est minoritaires dans le rap. C'est l'âge aussi, les b-boys vieillissent."

Pour autant, vous revendiquez aussi ne pas être nostalgiques, ne pas vouloir devenir "Stars 80" et vouloir continuer à créer. Mais il y a un vrai regain d'intérêt pour le rap des années '90
Akh: "Il y a un vrai revival mais des initiatives comme les tournées de "L'âge d'or du rap français", c'est intéressant. Parce que ces groupes là, à l'inverse de la variété française, ils ne sont pas restés dans l'imaginaire collectif de tous les Français. C'est un rappel historique. Je trouve ça sain, surtout que les gens qui n'ont pas connu cette époque peuvent les voir sur scène. On a fait un concert dans ce cadre et pour nous c'était la colo', c'était génial. On était avec Oxmo, Squat, Lino, Rocca, Passi, Stomy... Par contre, faire toute la tournée, ça n'a pas de sens pour IAM parce qu'on a nos propres tournées."

Si le rap est est devenu la musique la plus écoutée aujourd'hui, il ne s'invite pas encore dans les grands médias. Pourquoi?
Akh: "Là, je vais être très clair. C'est la même chose quand on parle des joueurs de foot comme des caïds milliardaires. C'est un racisme sous-jacent. Social et même parfois culturel, ethnique ou religieux. Qui est présent depuis longtemps en France mais inavoué. Inviter un groupe de rock qui vend 10.000 disques, ça donne l'air tellement plus intelligent que d'inviter un rappeur comme Youssoupha, qui vend 250.000 albums..."

"Et si le rap est très individualiste aujourd'hui, il ressemble au monde dans lequel on vit. On a le rap de l'époque. Je me suis retrouvé un jour face à une député UMP qui me parlait du rap. A un moment, je lui ai dit: mais ça vous ressemble plus à vous qu'à moi! Ils sont sur tous les critères et les valeurs que vous, vous défendez, ils veulent en être. Dans les cités, vous n'avez plus des Che Guevara, c'est pas des syndicalistes CGT hein que vous avez en face de vous, c'est des capitalistes sauvages!"
Cet extrait fait écho à "Rien à perdre", en 1997, où on pouvait déjà entendre: "J'aurais du en planter des mecs, j'aurais pas eu de spasmes"... C'est une approche qu'on n'entend pas tellement dans le rap français
Akh: "C'est l'expression de la retenue. La réflexion, c'est souvent mieux que la pulsion. C'est dans nos paroles et c'est dans nos vies aussi. Tu vis parfois des situations où tu peux te retrouver en prison pour des bêtises, sur la route par exemple, à te chiffonner pour une priorité."

Kheops: "Même des problèmes persos auraient pu parfois nous mener vers des chemins sinueux. Mais l'avantage d'un groupe, c'est que tu as toujours les autres pour te montrer le futur que tu peux avoir en prenant tel ou tel chemin. Après, c'est à toi de décider mais courber l'échine, ça ne veut pas dire que tu es un lâche."

Akh:"Exactement. Des fois dans nos vies, il y a des choses qui s'écroulent. J'ai appris à mes enfants que parfois, il faut savoir se taire et savoir faire une croix sur quelque chose qu'on a perdu. Ce n'est pas forcément une défaite, ça peut être une victoire reportée dans le futur."

"Quant à l'histoire du sable, elle est vraie. J'étais gamin à la plage à La Ciotat avec mes parents et un grand est venu mettre un coup de pied dans le château de sable que je venais de finir. Et à cette époque là, j'étais déjà plutôt nerveux comme garçon. Mais je m'étais dit non, je vais le laisser partiret je me suis convaincu que mon château, finalement, ne me plaisait pas. Et j'en ai refait un autre. Ca m'a accompagné toutes ces années."
La "révolution individuelle" traverse tout l'album. C'est le hold-up mental de vos débuts qui continue?
Akh: "C'est la même idée. La première des révolutions s'effectue dans le cercle très proche. Je pense que la bienveillance est le début d'une forme de révolution. Les bons sentiments sont moqués en France. On aime être méchant. Mais attention, il ne faut pas que le méchant nous embête, sinon on vote pour Marine Le Pen. Mais si il embête les autres, là c'est cool."

L'individuel pour ensuite faire bouger les choses collectivement...
Akh: "Bien sûr. Le vote, par exemple, c'est le meilleur moyen de changer les choses. Les gens critiquent les modes démocratiques, ils disent que ça ne changera rien. Commencez par vous inscrire pour aller voter, optez pour le moins pire. Parce que c'est super de mettre des commentaires sur internet mais parallèlement à ça, il y a des gens encore pire qui se font élire. Mes enfants ont tardé à s'inscrire sur les listes, c'était une grosse dispute à la maison. Je leur ai dit oh mais dans cette famille on vote depuis qu'on est arrivé en France. Je leur ai mis une pression... Quand ils ont ramené les papiers, j'avais l'impression qu'ils s'installaient dans un appartement, il fallait ça et ça et ça... Il devrait y avoir l'inscription automatique sur les listes électorales."
La révolution est individuelle mais la responsabilité aussi. Pour vous, les réseaux sociaux jouent un rôle dans le rejet de ses propres échecs sur les autres
Akh: "Enormément! C'est le prolongement de la télé-réalité. C'est la télé-réalité au quotidien. Pour commencer, en se surveillant les uns les autres: Little Brother, qui est beaucoup plus puissant que Big Brother. Les gens ne veulent pas être fichés, se plaignent d'être surveillés et en même temps, ils balancent tout sur internet. Ils mettent du scotch sur la webcam mais ils écrivent leur vie sur Facebook. C'est les paradoxes d'aujourd'hui. Quand je dis que c'est le prolongement de la télé-réalité, c'est aussi parce qu'on est dans la représentation. Regardez-moi, je fais des choses. Ca n'a rien de réseau, rien de social. Chacun est dans sa petite bulle et chacun essaie de montrer aux autres ce qu'il fait en mieux. Nous on est de l'ancienne école, je ne peux pas mettre que je suis en vacances.. En plus tu te fais cambrioler direct (rires). Je n'ai ni Twitter, ni Intagram, ni Facebook. Ce qui existe, c'est mes trucs d'artiste, je communique là-dessus et sur le groupe."

Kheops: "Moi j'ai Instagram, avec 50 abonnés, seulement mes proches. Et je gère le compte du groupe. C'est plus proche que Facebook qui est géré par le label. C'est un peu plus nos trucs persos. Le public a envie d'avoir ça... mais dans les limites de ce qu'on veut, dans le cadre de notre travail."

Akh: Moi j'ai plus de mal, je suis vraiment hermétique à ca. Des photos dans le cadre de mon travail, c'est la dernière limite. Mais ce n'est pas les réseaux sociaux en soi, c'est leur utilisation. Ca peut aussi être fantastique si ça met en relation des gens qui ont envie de construire des choses. Il y a plein de côtés extraordinaires avec internet. On est connectés encore plus qu'avant aux sorties américaines. Sans internet, on écouterait un dixième des groupes, les plus gros seulement. Par exemple, Kendrick Lamar, avant qu'il explose, on avait déjà toutes ses mixtapes, on écoutait tout ce qu'il sortait."

Et les "coups bas" évoqués dans cet extrait, ils viennent d'où?
Akh: "Les coups bas c'est la fachosphère par exemple. Si tu parles de certains sujets, ils sont dix, ils ont des VPN, ils postent 250 commentaires et ils donnent l'impression que l'avis fasciste est majoritaire. Et ça marche. Les partis traditionnels ont 15 ans de retard là-dessus. En plus, ça libère d'autres personnes. Le succès de Marine Le Pen, c'est le succès de l'extrême droite très dure sur internet. Comment est-il possible que partout ailleurs tu ne puisses pas tenir de propos racistes sans être poursuivi et que sur internet tout soit permis?  Même sous leurs vrais noms, parce qu'ils ne sont pas poursuivis."

"Ces coups bas dont je parle, c'est aussi la suite de la télé-réalité. La télé-réalité a validé le fait qu'être un traître, un médisant, c'est cool. La stratégie! Il faut être stratégique. Hé ben, les gens, ils sont comme ca dans la vie. Ce sont des gens qui ont mangé 15 ans de cette télé de merde. Ils l'ont ingérée, c'est leur culture." 

Kheops: "Le temps que moi je passe à chercher des nouveautés sur internet, eux, ils le passent à détruire. Leur passion c'est le destructif. C'est défaire."

Akh: "Et la campagne présidentielle ressemble à internet. Les politiques ressemblent à ce qui marche sur internet. La flunchline, la punchline bas de gamme, à 3.90 euros. Ils recherchent le mot qu'ils peuvent dire pour rester en haut de l'actu du soir. En 15 ans, la politique a complètement changé. Ils ne font pas leur métier, ils sont jugés à leur emballage. Le contenu n'intéresse plus les gens. Marine Le Pen pourra être poursuivie 250 fois, ça n'intéresse plus personne."
Il est beaucoup question de rêve (de "rêvolution") mais de rêves étouffés aussi...
Akh: "L'école, c'est le premier endroit où les rêves sont assassinés. Ou les professeurs te disent: arrête de rêver, pense concret, pense à ton avenir, à ton futur. C'est pour ça que je parle du "Petit prince", qu'on a tous lu à l'école, dans Chanson d'automne: Ô petit prince, dis, quel tourbillon! Ne me dessine pas un mouton, j'en vois des millions. Plus la peine de me demander de dessiner un mouton, je ne peux plus les rêver, ils sont déjà là... On doit s'inspirer de la culture anglo-saxonne et nordique qui est, de ce point de vue là, meilleure que la culture latine: la valorisation. Les latins, c'est toujours critique, il faut qu'on te punisse comme le christ. Tu vas morfler, t'es nul.... tu tombes à terre et bam on te met un coup de pied dans la bouche. Aux Etats-Unis, malgré tout le reste, c'est: oh you're wonderful, its amazing, it's great. On t'encourage! Il faut relancer l'encouragement, pour commencer, et après réadapter tout le système scolaire. Donner plus de moyens à l'école et aux profs et alléger les horaires. Changer les choses."
Quand on est père de famille, avec une carrière installée, ça veut dire quoi, ne pas suivre le chemin tracé et continuer à rêver?
Akh: "Ca veut dire que la vie, c'est plein de chemins. Alors, on se recentre sur l'essentiel des choses et sur les belles choses simples. Parfois, la vie te donne une leçon, mais avec la fessée, pas avec la caresse. Ce jour-là, tu te dis je peux essayer de nager avec le torrent, qui ne s'arrêtera jamais, parce qu'un jour ou l'autre je serai rattrapé comme tout le monde. Ou bien, je peux choisir de me laisser porter et de vivre les choses de manière simple. Donc, quand on est interview, on fait les choses bien. Quand on est sur scène, on fait les choses bien. Et quand on est à la maison ou en vacances, on fait les choses bien, on est vraiment avec la famille."

Kheops: "En fait, on s'apercoit qu'avec l'âge, on a tout le temps le sourire. On apprécie tous les moments."

Akh: "Et le temps... ça c'est le luxe suprême."
Depuis 20 ans, un mystère lyrical hante le rap français: la mystification façon Twix de Freeman. Est-ce que vous avez au moins des indices pour nous aider à comprendre ce qu'il voulait dire? 
Akh et Kheops: On ne peut même pas l'expliquer! C'est né de son cerveau. On en rigolait nous aussi. Maintenant plus, parce que ça fait longtemps, mais à l'époque, quand il était avec nous, on lui demandait: mais qu'est-ce que tu as voulu dire? Il nous disait vous pouvez pas comprendre, c'est dans ma tête, c'est des mots qui sortent comme ça... Désolé, tu n'auras pas l'explication! (rires) Nous aussi, on a cherché hein, mais on n'a jamais trouvé!
Back to Top